Exactement une année a passé depuis la première rencontre dans l’histoire entre le patriarche de Moscou et de toutes les Russies et le pape de Rome. Elle a été accueillie comme une percé, comme un pas pour surmonter un «schisme millénaire dans le christianisme» et un signal libéral de la part de l’Eglise orthodoxe russe. Ces attentes ont-elles été justifiée?
La rencontre entre le pape François et le patriarche Kirill était caractérisée par le minimalisme appuyé du cadre : un bâtiment de fortune dans l’aéroport de La Havane, un intérieur totalement profane, aucun rapport avec la richesse de l’histoire de l’Eglise. Tout cela abaissait et réduisait la signification ecclésiale et, plus largement, symbolique de la rencontre. Cela n’a cependant pas empêché de rassembler tous les médias internationaux : la scène était très inattendue, exotique. Et il faut dire qu’à cette rencontre a été adopté un bon texte, avec un véritable contenu, où aucune des questions sensibles et douloureuses des relations bilatérales n’a été éludée. Certes, par la suite chacune des deux parties l’a interprété à sa façon.
Mais c’est déjà de l’histoire. Aujourd’hui, je formulerais ainsi la question principale. Ce lieu fortuit choisi par le patriarche Kirill ne nous livre-t-il pas la clé : et si la rencontre elle-même n’était due qu’au hasard ? Ses résultats se sont avérés imprévisibles et l’effet le plus éclatant, l’effet médiatique, trop fugitif.
La rencontre a été préparée dans le secret. Seuls cinq collaborateurs dévoués au patriarche ont participé à la négociation et même à l’Asemblée des évêques de l’Eglise orthodoxe russe, qui s’était réunie une semaine auparavant, le patriarche n’a rien dit.
C’est le premier résultat significatif de la rencontre de La Havane : le patriarche a montré à l’ensemble de l’épiscopat qu’il était prêt à passer par-dessus les statuts de l’Eglise (pour de telles questions, le patriarche est soumis à l’Assemblée des évêques), et l’épiscopat a répondu par le silence. Certes, dans des conversations privées, se sont manifestés de l’agacement et des critiques, mais personne n’a osé s’exprimer en public. Il en résulte que le modèle de gouvernement de l’Eglise mute résolument vers une forme archaïque de papisme. Le pape prend tout seul les décisions essentielles, et la voix de l’épiscopat (qu’il s’agisse du synode ou de l’Assemblée des évêques) n’est que la mise en forme décorative de la volonté du patriarche.
Le deuxième résultat significatif est encore lié à la situation interne de l’Eglise orthodoxe russe. C’est le développement de l’état d’esprit fondamentaliste ou, plus exactement, l’activation des fondamentalistes orthodoxes. La vague de critiques sévères qui, de leur côté, s’est abattue sur le patriarche a été une grande surprise. Leurs thèses étaient assez simples : « Rencontrer un hérétique, c’est trahir l’orthodoxie ». L’un des collaborateurs proches du patriarche m’a confié que le patriarche ne s’attendait pas à une telle réaction. Plus encore, il était évident que cela a sérieusement affolé le patriarcat.
Il est possible que ce soit précisément pour cette raison que tout l’agenda du dialogue orthodoxe-catholique soit à nouveau réduit à des contacts au niveau de la bureaucratie ecclésiale. Les structures du Département des relations extérieures reçoivent des délégations catholiques et envoient les leurs à l’extérieur. Elles invitent des catholiques à leurs colloques et se rendent aux leurs. La rencontre de La Havane n’a pas eu d’influence sur ces contacts.
Quant aux autres contacts, qui sont apparus au cours des dernières années, ils se poursuivent : l’Université orthodoxe Saint-Tikhon continue à coopérer avec l’Université catholique de Milan, un certain nombre d’évêques entretiennent des relations avec des fondations et des mouvements catholiques. La rencontre de La Havane n’a pas eu d’influence sur ces contacts.
On dirait que le patriarche Kirill n’est nullement intéressé par un développement sérieux et systématique de relations avec le Vatican. S’il en allait autrement, il se serait obligatoirement soucié d’une information adéquate sur l’Eglise catholique et aurait réagi contre l’image de l’ennemi que l’on donne de l’Eglise catholique.
La majorité absolue des orthodoxes de Russie ne sait absolument rien de l’état actuel de l’Eglise catholique. Les orthodoxes ne savent pratiquement rien de l’activité caritative des organisations catholiques, de l’état de la vie paroissiale et du monachisme, de la culture chrétienne contemporaine du monde chrétien occidental. Sur les sites orthodoxes web on ne trouvera que des informations négatives sur les catholiques. Et dans la Revue du patriarcat de Moscou, publication officielle, toute publication d’auteurs catholiques est catégoriquement interdite.
Dans une telle situation, il serait important de diffuser à grand tirage une brochure A l’intention des orthodoxes à propos de l’Eglise catholique qui donnerait des renseignements et des informations analytiques sur l’état actuel du catholicisme. Cette brochure pourrait être diffusée librement dans toutes les paroisses orthodoxes. C’est seulement de cette façon que l’on pourrait résister efficacement à la mythologie et aux faits obsolètes qui, depuis plus d’un siècle, naviguent sans changement d’une édition à une autre. Rien de cela n’a été fait.
Toute rencontre, comme un point sur une carte, peut être aussi bien le point de départ que le point d’arrivée du chemin. Ceux qui comptaient sur le développement des relations auraient bien voulu voir dans cette rencontre le point de départ, mais, visiblement, pour le patriarche Kirill, c’était l’aboutissement. Une sorte de triomphe personnel, un événement brillant dans l’histoire de son règne patriarcal. Pendant des décennies de négociations, on a discuté de savoir où et comment pourraient se rencontrer le pape Jean-Paul II (qui le souhaitait sincèrement) et le patriarche Alexis II (qui n’y tenait pas trop). Puis s’est présentée la chance d’une rencontre entre le pape Benoît XVI et Alexis II. En fin de compte, ce sont le pape François et le patriarche Kirill qui ont pris place côte à côte lors de cette première visite. On en écrira une ligne dans les manuels d’histoire de l’Eglise. Mais pour ceux qui se soucient de leur place dans cette histoire, elle n’a pas de prix.
Et pour que les relations se développent, on a besoin de toute une série de démarches concrètes. A savoir
1) condamner les fondamentalistes qui rangent aussitôt parmi les ennemis de l’orthodoxie tous ceux qui ont eu des contacts avec des catholiques,
2) soutenir tous les programmes de coopération à long terme au niveau des diocèses, des paroisses, des organisations ecclésiales et caritatives, qui existent en règle générale de manière semi-légale ; préparer de nouveaux personnels en vue de la coopération avec l’Eglise catholique, qui connaissent la langue, la théologie catholique contemporaine et les réalités de la vie de l’Eglise catholique. Ces personnels ne doivent pas seulement siéger au Département des relations extérieures du Patriarcat, ils ne doivent pas nourrir exclusivement les structures de la bureaucratie ecclésiale. Mais cela demande un grand travail, un travail systématique et, ce qui est encore plus important, la transformation du climat général de l’Eglise orthodoxe russe.
Peu après la rencontre de La Havane, le métropolite Hilarion a parlé de discussions en vue de faire venir de l’Eglise catholique des reliques de saints pour leur vénération en Russie. Voilà le genre de coopération, étroitement liée à un avantage non seulement spirituel, mais aussi matériel, qui semble le plus organique au Patriarcat de Moscou.
Traduction Yves Hamant