L’Eglise, la culture et le nationalisme russe
Nous cherchons à nous faire une idée juste du monde dans lequel nous vivons lorsque nous réfléchissons au nationalisme, à la langue russe, à la culture, aux processus de mondialisation. Nous sentons que nous ne sommes plus à même de trouver cette idée juste car nous avons au cours des années perdu beaucoup de valeurs. Culture postsoviétique vs culture russe : il a été déjà dit ici que nous sommes dans une perception post impérialiste du monde. Vingt ans se sont écoulés et nous ne sommes toujours pas à même d’accepter sereinement la chute de l’URSS. Nous tenons cependant à percevoir le monde dans lequel nous sommes comme un monde russe, nous voulons continuer à débattre du peuple russe et de la culture russe. Or, ces catégories doivent depuis longtemps être définies comme « soviétique ou postsoviétique ». Le postsoviétisme n’est hélas pas une notion figée, il est, bien au contraire, en pleine évolution. Les notions qui nous aident à décrire la réalité dans laquelle nous vivons sont, j’en suis convaincu, tout à fait faussées, les valeurs sur lesquelles se fonde la culture postsoviétique sont extrêmement contradictoires et ne constituent pas un tout cohérent. Nous n’avons donc plus la capacité de parler d’une manière positive de nous-mêmes, de nos ancêtres, des uns des autres, d’élaborer des concepts convaincants et attrayants. Chacune des images que nous produisons est en quelque sorte un chausse-trappe, elle n’est pas acceptable, ou dérisoire, ou véhicule un relent de kitsch. Nous manquons de respect les uns à l’égard des autres. Ni la culture « de masse », ni l’intellectualisme ne sont plus un cadre permettant de définir une image positive de la Russie d’aujourd’hui. Nous nous déplaisons à nous-mêmes, aussi nous ne pouvons plaire aux autres. Comment, ceci étant posé, revendiquer une quelconque modernisation ? La représentation que nous nous sommes bâtis de notre passé relève du mythe : elle se fonde sur l’héroïque, alors que le tragique y relève du tabou. De notre avenir nous n’avons aucune idée tant soit peu nette. Toute notre échelle de valeurs, toute notre mythologie nationale ne reposent que sur un seul et unique évènement : la grande victoire dans la grande guerre patriotique. Cette victoire est perçue comme le seul et unique évènement « sacralisable » de l’histoire du XX siècle russe. Les solennités du Jour de la Victoire sont mises en scène comme une cérémonie religieuse à laquelle participe, ou du moins avec laquelle sympathise, la majorité des habitants du pays. Ces solennités sont devenues le creuset dans lequel se constitue une nouvelle religion civique avec ses dogmes et ses rites. Le thème de la victoire a été « sacralisé » dans une mesure telle qu’il n’est plus possible d’en traiter que si l’on ne trouble pas sa perception par les masses postsoviétiques (1). Or, il s’agit de valeurs, d’idées, de symboles purement païens, passés au vernis de la propagande communiste qui sont à la source de ce culte laïc. Les rituels de cette « religion » commencent par une adoration générale du feu : les dirigeants de l’Etat de même que les simples citoyens viennent se recueillir devant la flamme qui émane d’une étoile à cinq branches scellée à même le sol. Le feu est un symbole polyvalent. La tradition chrétienne connait le feu de la Théophanie, celui du Buisson ardent. Mais il y a aussi le feu de la géhenne et de la malédiction : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25, 41). Quoi qu’il en soit le feu émanant des entrailles de la terre est immuablement une manifestation de l’enfer et de la colère de Dieu. Or, des représentants de l’Eglise, prélats y compris, persévèrent dans cet étrange culte. Certains prêtres vont jusqu’à reconnaître que ce feu sacré est une relique laïque (2). Cette approche mérite qu’on s’y attarde. La conjugaison de ces deux mots est pour le chrétien simplement impensable. La sainteté est un attribut immuable de Dieu, tout le reste n’est saint que dans la mesure de sa proximité avec Dieu. Il est donc incongru d’avoir recours à la catégorie de « sainteté » dans un conteste laïc ou mondain. Ce n’est pas la même chose lors de l’élaboration d’une religion laïque qui exige une phraséologie quasi-religieuse. Qu’en est-il de la culture axée sur « la fête de la Victoire » ? Cette culture présente des traits très dangereux : préservation « du personnage de l’ennemi » ; présentation de la guerre sous la forme d’une héroïque image d’Epinal. Oblitération complète, enfin, de la guerre vécue en tant que tragédie ; fixation sur les blessures infligées à l’orgueil national (« nous avons vaincu, mais voyez comme on nous humilie… ») ; appréhension primitive et païenne du patriotisme ; la Victoire sert désormais d’alibi à tout ce que la Russie a souffert au XX siècle, totalitarisme, crimes de Staline (3). Nous avons vu ces derniers temps s’exacerber les contradictions entre la religion laïque post soviétique d’une part et la culture russe inspirée par les idéaux de l’Evangile de l’autre.
L’Eglise face à la culture moderne Comment l’Eglise aborde-t-elle la culture moderne, quelle y est sa place ? Ce sont des sujets auxquels nous ne réfléchissons pas assez et à l’égard desquels l’Eglise n’a pas une posture cohérente. Il est à douter que l’Eglise orthodoxe russe (« la grande Eglise ») soit à même d’avoir une attitude cohérente à l’égard de problèmes non spécifiquement ecclésiaux. Plusieurs sous-cultures se sont constituées au sein de l’Eglise pendant la deuxième moitié du XX siècle. Chacune d’entre elles revendique être l’expression de l’expérience authentique de l’Eglise. La première de ces sous-cultures est encline à intégrer des éléments de la culture soviétique. Elle le fait en arguant que « la culture soviétique est plus proche du christianisme que la culture de masse moderne ». Ce groupe est le plus nombreux, il englobe la majorité des néophytes, y compris les clercs ordonnés aux cours des derniers 15 ou 20 ans. En font également partie les orthodoxes qui ne cachent pas leur appartenance au parti communiste ou déclarent ouvertement leur attachement au passé soviétique (4). Ce groupe tend à s’isoler socialement et culturellement parlant, il se montre méfiant à l’égard de tout ce qui est « occidental ». Il s’appuie sur toute une mythologie souvent d’ordre ecclésial : danger de l’oecuménisme compris comme asservissement de l’orthodoxie par le catholicisme ou le protestantisme ; danger du « néo rénovationnisme » compris comme tout changement de la tradition liturgique telle qu’elle s’est constituée au cours des dernières décennies ; la foi dans les « starets » ainsi que le besoin d’une direction autoritaire et rigide de la vie de l’Eglise ; méfiance extrême à l’égard de l’Etat qui mène « une politique dirigée contre le peuple » et met en place les moyens d’un contrôle électronique total, - fichage électronique des assurés sociaux, justice pour mineurs, etc. Tout ceci est soumis à critique à partir de positions théologiques. Ce groupe continue à chercher la solution de problèmes ecclésiaux inhérents à un passé soviétique depuis longtemps révolu : clichés périmés tels que l’œcuménisme, les agents du KGB au sein de l’Eglise. Il s’agit d’une orthodoxie privée de sa tradition, assimilée à titre purement personnel dans les manuels ou dans le cadre d’un apprentissage tout à fait élémentaire. C’est là que l’on trouve le phénomène qu’Olga Sedakova nomme « l’idéologie ecclésiale ». Cette idéologie protège ses adeptes de tout contact avec la réalité, de toute rencontre avec Dieu et offre un autre monde, meilleur, un monde où tout est idéal ». Il est facile d’accepter cette sous-culture comme étant représentative de l’Orthodoxie mais il est moins aisé de voir en elle ce qu’elle est en réalité, une sous-culture et non l’Orthodoxie authentique. Ce groupe est très possessif à l’égard de ses adeptes. Il considère ceux qui parviennent à s’en émanciper comme des orgueilleux, des libéraux, des modernistes, « des apostats », des destructeurs des statuts de l’Eglise, etc.(Pierre Meschtcherinov, «En défense de la dèsecclésialisation ») La deuxième sous-culture ecclésiale reste attachée à la clandestinité des années 1930-1950, aux clercs formés avant la révolution qui ont séjourné dans les prisons et dans les camps. Ce deuxième groupe rejette d’une manière systématique tout ce qui lui paraît être soviétique. Cela se fait d’une manière sereine et non agressive étant entendu qu’il faudra de longues années pour débarrasser la société du soviétisme, y compris au sein de l’Eglise. L’archiprêtre Vladimir Vorobiev, recteur de l’université Saint Tikhon parle de la méfiance en Eglise comme d’un « héritage terrible du passé soviétique ». Ce deuxième groupe est ouvert à ce que la culture moderne donne de meilleur. Ses adhérents sont conscients de la nature universelle du christianisme oriental. Ils connaissent et apprécient les traditions qui se sont constituées au sein de l’orthodoxie russe. Cette sous-culture est peu nombreuse. Elle compte quelques dizaines de grandes paroisses essentiellement à Moscou et Saint-Pétersbourg. Ce sont des communautés plutôt fermées mais dont les activités éducatives et missionnaires ainsi que de bienfaisance sont largement connues. Elles sont dirigées par des prêtres actuellement âgés de 60 à 70 ans. Nous ne savons pas si les générations à venir sauront reprendre et perpétuer cet état d’esprit. Ce sont aussi des paroisses de l’Eglise orthodoxe russe à l’étranger, essentiellement en Europe, en Amérique du Nord et en Australie constituées par les descendants de l’émigration « blanche ». Le nombre de ces paroisses se réduit. Les responsables de ces groupes ne sont pas en règle générale cooptés dans la direction de l’Eglise. Aussi, ce n’est que grâce à des contacts personnels que l’on peut les connaître. La troisième sous-culture ecclésiale se considère appartenir relever de la tradition des catacombes, s’emploie à donner le semblant de cette appartenance. En réalité ce groupe reproduit à l’intégrale le modèle culturel soviétique. Ses tenants ont gardé le langage de la propagande soviétique et n’ont fait qu’y remplacer plusieurs termes et notions : « Union Soviétique – Sainte Russie », « communiste – orthodoxe », etc. Le discours tenu par ce groupe est peu convaincant et relève souvent de la parodie. Exemple : le père Alexandre Choumsky écrit à propos du séisme au Japon (site Rousskaya Liniya) : « Tous les Russes disent unanimement sans s’être concertés que la catastrophe qui a frappé le Japon est un châtiment pour avoir offensé notre patrie. Des drapeaux russes ont été brûlés au Japon à la suite de la visite effectuée par le président russe dans les îles Kouriles, ses portraits ont été foulés aux pieds. Le drapeau de tout pays est son symbole essentiel. L’offense au drapeau est équivalente à une destruction symbolique du pays qu’il représente. Le Seigneur a donc rétribué le Japon pour ses actions et ses intentions symboliques déplacées » Nous avons affaire à une sorte de chaman implacable au service dune religion nationaliste. Ces chamans sont prêts à vouer à l’anathème tout ce qui porte atteinte à la religion laïque post soviétique. Il est évident que ce troisième groupe est porteur au sein de l’Eglise d’un modèle quasi sectaire. C’est là que l’on trouve de faux « reclus », à l’instar des sectaires de la région de Pensa, ainsi que la majorité des militants orthodoxes qui participent aux actions de rue.
Le nationalisme moderne Les tensions s’exacerbent ces dernières années entre la dénomination de l’Eglise et le sens de cet intitulé : au cours des 70 dernières années l’eglise en Russie est nommée « Eglise orthodoxe russe » (avant le putsch d’octobre 1917 son nom était « Eglise greco-capholique de Russie ». De nos jours les nationalistes revendiquent pour l’Eglise une stricte « russité ». L’Eglise orthodoxe russe comprend cependant des Eglises autonomes et auto administrées, comme celles d’Ukraine, de Biélorussie, de Moldavie, celles des Etats baltes. Si le patriarcat de Moscou acceptait de fonder sa politique sur le nationalisme russe cela entraînerait inévitablement l’interdiction des traditions nationales locales. Mais cette unification souhaitée par les nationalistes ne se fera pas, le résultat auquel nous aboutirions serait foncièrement autre : les communautés qui s’en tiennent à leurs traditions nationales s’éloigneraient du patriarcat de Moscou. En définitive le patriarcat risquerait une sorte de désintégration ainsi qu’une réduction drastique de son territoire canonique. Le nationalisme russe représente l’un des plus grands dangers qui menace l’Eglise. Le patriarche Cyrille a adopté une attitude très nette, voire intransigeante à son égard. Cette attitude est déterminée par les déclarations qu’il a faites à la suite des évènements du 11 décembre 2010 place du Manège à Moscou: « Il est indispensable, a-t-il dit, de mettre en place des obstacles insurmontables aux activités de tous les groupes radicaux, cela se rapporte aux minorités ethniques se trouvant en Russie de même qu’à la majorité « de souche ». Pas le moindre mot, pas la moindre allusion de soutien aux nationalistes russes dans les prises de parole du patriarche à la suite du 11 décembre. Constantin Kintchev qui est à la tête du groupe rock « Alissa » a d’une manière assez brutale exprimé à ce propos son désappointement. Il a déclaré lors d’une rencontre avec la jeunesse orthodoxe ; Kostia Kintchev est déçu par le patriarche Cyrille : « Je voudrais que l’Eglise orthodoxe russe, plutôt notre patriarche Cyrille lui même cessent de craindre le mot « russe » et s’adressent à nous « Frères et sœurs et russes ». C’est il y a deux ans que le patriarche a pour la première fois mentionné « le monde russe ». L’apparition de cette notion n’est en rien aléatoire. Il s’agit de prévenir le danger de la radicalisation des nationalistes russes au sein de l’Eglise. Le concept du « monde russe » a vocation à circonvenir le nationalisme russe et, d’autre part, à expliquer que la culture russe est la culture chrétienne commune aux peuples slaves. Le russe étant pour ces peuples la langue vernaculaire.
Sur quels fondements construire notre avenir ? Il ne s’agit pas là de programmes élaborés ou de financement. La première chose à dépasser est la nature déclarative de notre échelle de valeurs. Nous savons depuis longtemps que la promulgation de telles ou telles valeurs n’engage à rien. Quoi de plus simple que d’agir non conformément à ce que l’on dit. On n’y risque guère sa réputation. La religion post soviétique se fonde pour beaucoup sur cette facilité. Ce n’est qu’au prix d’un effort moral qu’il est envisageable de surmonter un tel dédoublement de notre conscience. Mais qu’est-ce qui nous inciterait à accepter cette effort ? C’est là que survient notre façon de voir l’avenir. Quel avenir pensons-nous pour le peuple, le pays, pour nos familles ? L’aliénation réciproque qui s’est instaurée entre l’Etat et le peuple nous empêche de trouver à ces questions une réponse acceptable par tous. La religion laïque post soviétique ne peut nous venir en aide. Elle n’est à même de « fonctionner » que si l’Etat et la société s’orientent sans réserves sur le passé. Impossible, si l’on s’en tient à ces repères, d’envisager un avenir crédible. Cette prise de conscience s’est produite lors de l’effondrement de l’URSS. L’Orthodoxie est également en Russie pour beaucoup tournée vers le passé. Cependant l’orthodoxie russe moderne a une vision eschatologique, elle contribue à situer le peuple dans l’histoire, à réévaluer le passé, à élaborer des critères de valeurs… Mais tout ceci risque de ne rester que virtuel sans des efforts moraux réciproque de l’Eglise et de la société. Autre scénario paraissant réaliste : renoncement à tout effort moral, à toute volonté de former la culture de l’avenir. Ce scénario, hélas, paraît aujourd’hui le plus probable. Il ne s’agit que de savoir quels sont les efforts que tous et chacun sont disposés à accepter au nom de cet avenir. Si le pays s’avérait incapable de construire sa propre politique culturelle, une telle politique serait imposée de l’extérieur. Cela ne présenterait aucune difficulté dans le contexte de la globalisation.
Notes : (1) Des films patriotiques tels que « Nous venons de l’avenir » sont bien accueillis tandis que des films comme « Rio Rita » traitant de la défaite de la génération des vainqueurs sont sujets à critique. (2) Le père Eugène Smirnov : « Le feu éternel est un symbole laïc, l’Eglise le considère comme un objet de vénération laïque. Ce feu n’est pas consacré en l’honneur de tel ou tel dirigeant ou d’une idéologie mais en la mémoire des guerriers qui ont sacrifié leurs vies pour la juste cause », 5 octobre 2010. (3) Roy Medvedev : « Les publications d’ouvrages pseudo historiques et tendancieux se font de plus en plus nombreuses, y compris de livres glorifiant Staline et le stalinisme. La valeur scientifique de ces publications est nulle, elles véhiculent la propagande du stalinisme. Négationnisme des crimes commis par Staline. », 15 avril 2011. (4) Des représentants du parti communiste affirment que ce chiffre atteint 30%.
Traduction Nikita Krivocheine, Paris
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